Si les dispositions de l'article 17 du règlement (UE) n° 596/2014 du Parlement européen et du Conseil du 16 avril 2014 sur les abus de marché ne prévoient pas la responsabilité du dirigeant, personne physique, d'une personne morale lorsque celle-ci a méconnu ses obligations de publication d'informations privilégiées, il résulte de l'article 30 du même règlement que ces dispositions ne constituent que les mesures minimales que les États membres doivent mettre en place pour faire en sorte que, conformément au droit national, les autorités compétentes aient le pouvoir de prendre les sanctions administratives et autres mesures administratives appropriées pour faire respecter les règles de fonctionnement du marché.

Il en résulte que ne sont pas contraires au règlement susvisé et sont donc toujours applicables les dispositions de l'article 221-1 du règlement général de l'AMF qui permettent de sanctionner les dirigeants d'une personne morale lorsque cette dernière n'a pas respecté ses obligations en matière de publication d'informations privilégiées.

Cass. com., 14 nov. 2018, n° 16-22.845, F-P+B, R. c/ Autorité des marchés financiers : JurisData n° 2018-20136

1 - Sans aucun doute, l'arret rendu le 14 novembre 2018 par la Cour de cassation ne va pas passer inapercu. Tout d'abord parce que, a notre connaissance, c'est la premiere decision qui prend en consideration le reglement Abus de marche du 16 avril 2014 (PE et Cons. UE, règl. (UE) n° 596/2014, 16 avr. 2014, sur les abus de marché (règlement relatif aux abus de marché) et abrogeant la directive 2003/6/CE du Parlement européen et du Conseil et les directives 2003/124/CE, 2003/125/CE et 2004/72/CE de la Commission : JOUE n° L 13, 12 juin 2014, p. 1). Ensuite parce que la Cour de cassation prend position en faveur d'une interpretation dont la conformite au droit de l'Union europeenne ne s'impose pas avec evidence, et c'est un euphemisme. Etant toutefois observe que la solution consacree par la Cour repose sur un objectif d'efficacite de la repression, ce qui rejoint l'approche de la Cour de justice de l'Union europeenne (CJUE).

2 - Jusqu'au 3 juillet 2016, date d'application de nombre de dispositions du reglement du 16 avril 2014 (PE et Cons. UE, règl. (UE) n° 596/2014, 16 avr. 2014, préc., art. 39, § 2), la reglementation Abus de marche, si elle avait une assise europeenne - la directive du 28 janvier 2003 (PE et Cons. UE, dir. 2003/6/ CE, 28 janv. 2003, sur les opérations d'initiés et les manipulations de marché (abus de marché), art. 6, § 1 : JOUE n° L 96, 12 avr. 2003, p. 16 : « Les États membres veillent à ce que les émetteurs d'instruments financiers rendent publiques, dès que possible, les informations privilégiées qui concernent directement lesdits émetteurs ») - avait une enveloppe nationale : le Code monetaire et financier (C. mon. fin., art. L. 465-1 et s.) ainsi que le reglement general de l'AMF (AMF, règl. gén., art. 611-1 et s.). Celui-ci prevoyait, dans son article 223-2, I, que ≪ tout emetteur doit, des que possible, porter a la connaissance du public toute information privilegiee definie a l'article 621- 1 et qui le concerne directement ≫. Et l'article 223-1 du meme reglement enoncait que ≪ le terme "personne" designe une personne physique ou une personne morale ≫ et que les dispositions du titre, dont relevait l'article 223-2, ≪ sont egalement applicables aux dirigeants de l'emetteur, de l'entite ou de la personne morale concernee ≫. De sorte que les personnes morales comme leurs dirigeants etaient debiteurs de l'obligation d'information posee a l'article 223-2 et que les unes comme les autres pouvaient etre sanctionnes en cas de defaut d'information ou de divulgation tardive.

3 - Du fait de l'entree en application du reglement Abus de marche, les dispositions du livre VI du reglement general de l'AMF, relatif aux abus de marche, ont ete supprimees par arrete du 14 septembre 2016 (A. 14 sept. 2016, portant homologation de modifications du règlement général de l'Autorité des marchés financiers, point XIV de l'annexe dudit arrêté : JO 23 sept. 2016, texte n° 13 ; JCP E 2016, act. 791). Par ailleurs, d'une part, les dispositions de l'article 223-1 ont ete maintenues alors que l'article 223-2, dans sa version resultant de l'arrete du 14 septembre 2016 (V. A. 14 sept. 2016, préc., annexe, point VII), ne concerne plus l'obligation de divulgation des informations privilegiees, mais uniquement les explications que l'AMF peut demander en cas de differe de publication tel qu'il est autorise par l'article 17 du reglement du 16 avril 2014 (AMF, règl. gén., art. 223-2 : « Lorsqu'un émetteur ou un participant au marché des quotas d'émission a différé la publication d'une information privilégiée dans les conditions prévues à l'article 17 du règlement sur les abus de marché, l'Autorité des marchés financiers peut lui demander des explications sur ce différé de publication. Ces explications doivent être apportées sans délai »). Or, l'article 17 precite ne vise pas, parmi les debiteurs de l'obligation de divulgation des informations privilegiees, les dirigeants. Il ne mentionne que les emetteurs : « tout émetteur rend publiques, dès que possible, les informations privilégiées qui concernent directement ledit émetteur » (sur l'article 17 du reglement du 16 avril 2014, V. Th. Bonneau, Régulation bancaire et financière européenne et internationale : Bruylant, 4e éd., 2018, n° 315 ; Th. Bonneau, P. Pailler, A.-C. Rouaud, A. Tehrani et R. Vabres, Droit financier : LGDJ, 2017, n° 1263). Aussi la question est-elle de savoir si les dirigeants peuvent toujours etre sanctionnes en cas de divulgation tardive des informations privilegiees.

4 - Cette question n'a pas ete posee a la commission des sanctions qui avait condamne une personne physique en sa qualite de dirigeant de la societe Tekka pour avoir manque ≪ a son obligation d'information permanente du public en omettant de communiquer des que possible l'information privilegiee relative a la degradation des resultats de cette societe ≫. Ce qui se comprend aisement puisque sa decision date du 30 mai 2015 (AMF, déc., 30 mai 2015, a l'egard des societes Tekka Group et Bryan Garnier and co. limited, de M. Thierry Rota, Olivier Garnier et a. : ≪ Considerant que le manquement a l'article 223-2 du reglement general de l'AMF est par principe imputable a l'emetteur, sur qui pese l'obligation d'information permanente ; que le manquement est ainsi imputable a la societe Tekka ; qu'a moins que des circonstances particulieres ne les aient privees de l'exercice total ou partiel de leurs fonctions, les dirigeants de l'emetteur doivent repondre, en application de l'article 221-1 du reglement general de l'AMF, des manquements aux dispositions de l'article 223-2 precite ;

Considerant que M. Thierry Rota, presidentdirecteur general de Tekka a l'epoque des faits, a preside la seance du conseil d'administration du 17 juin 2011 a l'occasion de laquelle les comptes consolides ont ete arretes ; que le mis en cause ne peut, par ailleurs, invoquer le role tenu par d'autres personnes, cette circonstance, a la supposer etablie, pouvant seulement etre prise en compte pour la determination du montant de la sanction encourue par lui ; que le manquement lui est donc imputable en sa qualite de dirigeant au sens de l'article 221-1 du reglement general de l'AMF ≫) et que cette decision est ainsi anterieure a l'entree en application du reglement du 16 avril 2014. Elle l'a ete en revanche par le pourvoi forme au nom de l'un des dirigeants que la commission des sanctions avait condamne, celui-ci s'appuyant sur la retroactivite in mitius et soulignant que l'article 17 du reglement du 16 avril 2014 ne mentionnant que les emetteurs, l'article 221-1 qui vise les dirigeants doit etre ecarte puisqu'il est contraire au droit de l'Union europeenne. La Cour de cassation, dans son arret du 14 novembre 2018, ecarte cette pretention, et par voie de consequence la contrariete au droit de l'Union europeenne, en se fondant sur l'article 30 du reglement duquel il resulte, selon la Cour, que les dispositions de l'article 17 du reglement ≪ ne constituent que les mesures minimales que les Etats membres doivent mettre en place pour faire en sorte que, conformement au droit national, les autorites competentes aient le pouvoir de prendre les sanctions administratives et autres mesures administratives appropriees pour faire respecter les regles de fonctionnement du marche ≫. Cette motivation n'est pas juridiquement convaincante.

5 - Il est vrai que l'article 30, § 1, du reglement decide que « les États membres, conformément au droit national, font en sorte que les autorités compétentes aient le pouvoir de prendre les sanctions administratives et autres mesures administratives appropriées en ce qui concerne » la violation d'un certain nombre de textes, dont le § 1 de l'article 17 du reglement. Il est egalement exact que l'article 30, § 2, prevoit des sanctions pecuniaires applicables tant aux personnes physiques qu'aux personnes morales et que le § 3 du meme texte decide que « les États membres peuvent doter les autorités compétentes de pouvoirs qui s'ajoutent à ceux visés au § 2 et peuvent prévoir des niveaux plus élevés de sanctions que ceux établis par ledit paragraphe ».

6 - Toutefois, d'une part, le terme ≪ emetteur ≫, mentionne a l'article 17 du reglement, est defini par l'article 3, § 1, 21), dudit reglement : « une entité juridique de droit public ou privé qui émet ou propose d'émettre des instruments financiers, l'émetteur étant, en cas de certificats représentatifs de certains instruments financiers, celui qui émet l'instrument financier représenté ». Cette definition n'inclut nullement les dirigeants.

7 - D'autre part, on peut douter que l'article 30 autorise les Etats membres a etendre le cercle des debiteurs expressement mentionnes par le reglement. Notons ainsi que selon les articles du reglement du 16 avril 2014, ce sont « toutes personnes », les « dirigeants » ou les « émetteurs » qui sont vises. L'article 14 interdit a toute « personne », d'effectuer des operations d'inities, le terme « personne » visant, selon l'article 3, § 1, 13), du reglement, tant les personnes physiques que les personnes morales, alors que l'article 19 du reglement concerne les ≪ personnes exercant des responsabilites dirigeantes ≫ et que l'article 17 ne mentionne que les emetteurs. Et soulignons que la determination de la mise en oeuvre du pouvoir de sanction, seul objet de l'article 30, est une question bien differente de celle de la determination des debiteurs d'une obligation. L'observation est aussi vraie au regard du § 3 de ce texte car celui-ci concerne, a notre sens, le type de pouvoirs ou mesures que les autorites competentes peuvent etre autorisees a prendre, et non la determination des debiteurs d'une obligation.

8 - Enfin, la declaration de l'article 221-1 du reglement general, qui mentionne les dirigeants, a ete faite pour l'application des dispositions du titre 2 intitule « Information périodique et permanente ». Or, desormais, l'obligation de divulguer les informations privilegiees ne releve plus du reglement general mais du reglement du 16 avril 2014. On pourrait, il est vrai retorquer que l'article 223-1 du reglement general se refere a l'article 17 du reglement, mais c'est uniquement pour permettre a l'AMF d'obtenir des explications sur le differe de publication qui constitue un temperament a l'obligation de diffuser les informations privilegiees (V. A. 14 sept. 2016, ann. point XIV, préc.). L'article 223-1 ne pose aucune obligation de divulgation de sorte que l'article 221-1 est inoperant pour en determiner les debiteurs.

9 - On pourrait retorquer que les dispositions de l'article 30 du reglement ne sont pas sans rappeler les dispositions de l'article 14 de la directive du 28 janvier 2003 selon lequel « sans préjudice de leur droit d'imposer des sanctions pénales, les États membres veillent à ce que, conformément à leur législation nationale, des mesures administratives appropriées puissent être prises ou des sanctions administratives appliquées à l'encontre des personnes responsables d'une violation des dispositions arrêtées en application de la présente directive. Les États membres garantissent que ces mesures sont effectives, proportionnées et dissuasives ». Et que donc on pourrait maintenir l'approche anterieure a celle du reglement du 16 avril 2014. Mais cet argument, a supposer qu'il soit souleve, ne peut etre qu'ecarte puisque la question de l'articulation des textes internes et europeens ne se pose plus dans les memes termes, l'obligation de diffusion des informations privilegiees n'etant plus edictee par un texte interne et l'inclusion, par un texte interne, des dirigeants parmi les debiteurs de cette obligation ne postulant pas la conformite du droit interne aux dispositions de la directive de 2003. Etant observe que si ladite directive a une definition du mot ≪ personne ≫ ((PE et Cons. UE, dir. 2003/6/CE, 28 janv. 2003, préc., art. 1, 6)), elle n'a pas de definition pour le terme ≪ emetteur ≫ alors que le reglement du 16 avril 2014 en a une qui n'inclut pas les dirigeants.

10 - Pour ces raisons, la Cour de cassation aurait du, dans son arret du 14 novembre 2018, considerer que la condamnation du dirigeant avait perdu retroactivement son fondement juridique. Elle ne l'a pas fait, ce qui n'est toutefois pas si etonnant. Tout d'abord parce que des dirigeants ont pu etre sanctionnes alors meme qu'ils n'etaient pas, a une certaine epoque, mentionnes parmi les debiteurs de l'obligation de diffusion des informations privilegiees (V. CA Paris, 20 nov. 2007, n° 07/00038 : AMF, comm. des sanctions, 21 nov. 2007, SAN-2008-01 : AMF, Principes directeurs issus de la jurisprudence 2003-2016. - Comm. des sanctions et juridictions de recours 2003-2016, p. 185). Ensuite parce que la CJUE consacre, en matiere d'abus de marche, les interpretations qui permettent d'assurer l'efficacite de la repression (V. CJUE, 23 déc. 2009, aff. C-45/08, Spector Photo NV Chris Van Raemdonck c/ Commissie voor het Bank-, Financie- en Assurantiewezen (CBFA) : JurisData n° 2009- 018620 ; RD bancaire et fin. 2010, comm. 80, Th. Bonneau ; Banque et droit 2010, n° 129, p. 27, H. de Vauplane, J.-J. Daigre, B. de Saint- Mars et J.-P. Bornet ; Bull. Joly Bourse 2010, p. 92, § 12, S. Torck ; JCP G 2010, 485, B. Zabala ; Banque 2010, n° 723, p. 78, J.-L. Guillot et P.-Y. Berard ; Bull. Joly Sociétés, p. 346, § 73, D. Schmidt. - CJUE, 7 juill. 2011, aff. C-445/09, IMC Securities BV : RD bancaire et fin. 2011, comm. 183, Th. Bonneau ; Dr. sociétés 2011, comm. 177, S. Torck ; Bull. Joly Bourse 2011, p. 531, § 294, J. Lasserre Capdeville. - V. egalement, Th. Bonneau, Régulation bancaire et financière européenne et internationale, spéc. p. 460 et 469). Or, de ce point de vue, il est bien vrai que cet objectif necessite de pouvoir atteindre non seulement les personnes morales mais egalement les dirigeants. On doit toutefois se demander si un tel objectif, aussi legitime soit-il, doit etre atteint a tout prix, et donc en violation flagrante de l'etat de droit !

Previously published in the French publication La Semaine Juridique on Dec. 20, 2018.

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