La Grande Chambre de recours de l'Office européen des brevets (l'"OEB") a rendu une décision historique1 le 22 juin 2021. Elle confirme que, bien que la Convention sur le brevet européen ne contienne aucune disposition spécifique interdisant la double protection par brevet, l'OEB est autorisé à refuser une demande de brevet européen pour cause de double protection par brevet. L'OEB devra maintenant développer une jurisprudence interne définissant plus précisément la portée de la double protection par brevet, ce dont les praticiens devront se tenir informés.

La demande de brevet européen 10718590.2 de Nestlé (la demande) revendique la priorité du brevet européen 2251021 (le brevet). Alors que le brevet revendique "une composition" et "une composition pour le traitement", la demande revendique "une composition pour l'utilisation". Face au refus de la Division d'examen pour cause de double protection par brevet, Nestlé a interjeté appel et la Chambre de recours technique a soumis2 les trois questions suivantes à la Grande Chambre de recours, l'organe chargé d'assurer une application uniforme de la Convention sur le brevet européen (CBE) :

  • Une demande de brevet européen peut-elle être refusée si elle revendique le même objet qu'un brevet européen qui a été délivré au même demandeur et qui ne fait pas partie de l'état de la technique ?
  • Si la réponse à la première question est positive, quelles sont les conditions d'un tel refus, et les dates de dépôt, l'historique de la procédure ou la priorité revendiquée ont-ils une influence?
  • En particulier, dans le dernier de ces cas, le demandeur a-t-il un intérêt légitime à la délivrance d'un brevet sur la demande de brevet européen (ultérieure) ?

Cette saisine a donné à la Grande Chambre de recours l'occasion d'aborder directement la question de la double protection par brevet à l'OEB. La chambre a essentiellement décidé qu'une large interdiction de la double protection par brevet existe dans la CBE en vertu de l'Article 1253, qui prévoit que "[e]n l'absence d'une disposition de procédure dans la [CBE], l'Office européen des brevets prend en considération les principes généralement admis en la matière dans les États contractants.". Dans sa décision, la Grande Chambre a également précisé que cette interdiction implicite s'applique aux demandes quelle que soit leur historique ou leur priorité4, avant de refuser de répondre à la troisième question.

Plus précisément, après avoir analysé les travaux qui ont abouti au texte final de la CBE, la Grande Chambre a conclu que la plupart des États contractants interdisaient la double protection par brevet dans leur législation nationale sur les brevets et n'avaient pas l'intention de l'autoriser dans la CBE.

L'ampleur de l'effet de la décision G 4/19 reste incertain puisque la Grande Chambre de recours n'a pas fourni d'indications claires sur la définition effective de la double protection par brevet.  La chambre a plutôt caractérisé la double protection par brevet en termes généraux, en disant qu'il s'agissait du "même demandeur" poursuivant deux demandes européennes de délivrance, qui désignaient au moins un pays se chevauchant et qui étaient dirigées vers "le même objet"5.

Deux questions litigieuses devront être clarifiées par les chambres de recours de l'OEB, à savoir qui peut être considéré comme le "même demandeur" et ce qui constitue le "même objet".

L'OEB observe depuis longtemps la politique d'accorder deux brevets lorsque deux demandeurs différents déposent deux demandes le même jour pour la même invention. Face à une objection de double protection par brevet, un demandeur à l'OEB peut, par exemple, tenter de la surmonter en cédant l'une des demandes à une entité distincte sous son contrôle, telle qu'une filiale. Une interprétation stricte voudrait que les demandeurs ne soient plus les mêmes. La décision G 4/19 n'indique pas si une telle pratique serait permise.

En outre, la décision ne délimite pas le concept de "même objet". Cette expression est interprétée différemment dans les différentes juridictions du monde, ce qui conduit à une variété de pratiques en matière de double protection par brevet.

Le Royaume-Uni, par exemple, interdit de délivrer deux brevets pour la "même invention" dans l'article 18(5) du Patents Act 1977. Les tribunaux britanniques ont interprété cette disposition comme s'appliquant lorsque deux brevets revendiquent la même combinaison explicite de caractéristiques, ou lorsqu'un brevet revendique des caractéristiques supplémentaires qui sont implicites dans l'autre.  L'interprétation du "même objet" au Royaume-Uni est ainsi très stricte. Par conséquent, les revendications doivent être presque identiques au Royaume-Uni pour tomber sous le coup des interdictions de double protection par brevet. L''OEB semble adopter une position plus large, comme en témoigne l'affirmation de la Chambre de recours technique selon laquelle les revendications portant sur "une composition", "une composition pour le traitement" et "une composition pour l'utilisation" sont identiques6 et constituent donc "le même objet". 

À l'autre bout du spectre, la pratique canadienne du double brevet exige que les revendications soient "distinctes du point de vue du brevet". Les demandeurs doivent donc examiner le concept inventif dans les revendications de chaque demande et s'assurer qu'elles ne sont pas évidentes l'une par rapport à l'autre. La Grande Chambre a confirmé que la pratique consistant à déposer d'abord une demande de brevet initiale plus spécifique et, un peu plus tard, une demande divisionnaire de portée plus générale, était toujours acceptable7. Cela semble indiquer que son interprétation du "même objet" est plus limitée que l'interprétation canadienne.

L'OEB aurait très bien pu s'en remettre aux offices de brevets et aux tribunaux nationaux, qui ont l'expérience dans l'application des lois et de la jurisprudence nationales existantes en matière. Toutefois, ayant abordé le sujet, l'OEB devra maintenant préciser la portée de la nouvelle interdiction de double protection par brevet qu'il a établie.

Footnotes

1 G 4/19, 22 juin 2021

2 T 318/14, OJ EPO 2020, A104, dispositif.

3 G 4/19, motifs, par. 76.

4 G 4/19, motifs, par. 89.

5 G 4/19, motifs, par. 2, citant  T 318/14, OJ EPO 2020, A104, motifs, par. 17-13

6 T 318/14, OJ EPO 2020, A104, motifs, par. 24

7 G 4/19, motifs, par. 2, citant T 318/14, OJ EPO 2020, A104, motifs, par. 24.

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