On peut demander une injonction interlocutoire pour empêcher un défendeur de s’implanter sur un marché alors qu'une poursuite en contrefaçon est en cours.  Par le passé, cependant, il était particulièrement difficile d'obtenir une injonction interlocutoire dans une affaire de propriété intellectuelle.  La tendance pourrait s’inverser. En effet, un tribunal de l'Alberta a récemment prononcé une injonction interlocutoire pour protéger la valeur résiduelle d'une marque de commerce qui n'avait pas été utilisée sur le marché concerné depuis 15 ans.

Contexte

Au Canada, le demandeur doit établir ce qui suit pour obtenir une injonction interlocutoire :

(1)  il y a une question sérieuse à juger;

(2)  il subira un préjudice irréparable (c.-à-d. un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou auquel il ne peut être remédié) si l’injonction est refusée;

(3)  la prépondérance des inconvénients favorise la délivrance de l’injonction.

Pendant de nombreuses années, les injonctions interlocutoires étaient rarement accordées en matière de propriété intellectuelle (sauf dans les cas de contrefaçon).  Le « préjudice irréparable », qui constitue l’un des volets de l’analyse, est souvent difficile à prouver pour le demandeur, puisque la preuve doit être claire, convaincante et non spéculative.

Dans la décision récente Corus Radio Inc v Harvard Broadcasting Inc., 2019 ABQB 880, la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a accordé une injonction interlocutoire dans une affaire d’imitation frauduleuse, de contrefaçon de marque et de violation de droits d’auteur. La décision est remarquable non seulement parce qu’il s’agit d’un cas rare de réparation en equity, mais aussi parce qu'elle est fondée sur le « préjudice irréparable » causé à la valeur résiduelle d’une marque qui n’a pas été utilisée sur le marché concerné depuis 15 ans.

Faits

Le demandeur (« Corus ») a exploité une station de radio à Edmonton sous le nom POWER 92 pendant plus de dix ans dans les années 1990 et 2000.  À cette époque, Corus organisait un concours intitulé « Phrase that Pays », dont la phrase qui permettait de remporter un prix était « POWER 92 Plays Today’s Best Music, Now Show Me My Money ».

En 2004, Corus a modifié la marque de sa station de radio et abandonné l’utilisation du nom POWER à Edmonton.  Cependant, Corus a possédé des stations de radio dans d’autres villes sous la marque POWER, notamment POWER 107 à Calgary de 1997 à 2002 et POWER 97 à Winnipeg de1996 à 2015 et de 2016 jusqu’à présent. 

En août 2019, le défendeur (« Harvard ») a commencé à utiliser le nom POWER 107 en collaboration avec une station de radio d’Edmonton.  Harvard a lancé sa station POWER 107, dont le logo était similaire à l’ancien logo de POWER 92 et dont le slogan était « Edmonton’s Best Music ». Les documents de marketing de Harvard contenaient des phrases comme : « POWER 107 Turn the POWER Back On », « POWER 107 Feel the POWER Again » et « POWER 107 plays Edmonton’s Best Music Now Show Me My Money! The return of the #PhraseThatPays COMING SOON! »

Corus a prétendu que malgré la non-utilisation du nom POWER 92 pendant 15 ans, la valeur y étant attachée continuait d’exister et que les activités de Harvard constituaient une imitation frauduleuse et une contrefaçon de marque.  Corus a également prétendu que le logo POWER 107 et le matériel publicitaire choisi par Harvard étaient essentiellement des copies des logos et du matériel publicitaire de Corus, ce qui constituait une violation du droit d’auteur. 

Corus a présenté une demande d’injonction interlocutoire visant à empêcher Harvard d’exercer les activités litigieuses jusqu’au procès. 

Analyse

En ce qui concerne le premier volet de l’analyse de l’injonction interlocutoire, la Cour a conclu que Corus avait démontré l’existence d’une « question sérieuse à juger » [traduction] en lien avec les allégations d’imitation frauduleuse, de contrefaçon de marque et de violation du droit d’auteur. 

En ce qui concerne le deuxième volet de l’analyse, la Cour a accepté l’argument de Corus selon lequel l’épuisement des occasions d’utiliser la valeur existante pour réintroduire une station de radio POWER sur le marché d’Edmonton constituait un préjudice irréparable.

La Cour a conclu à l’existence d'une preuve suffisante démontrant : (i) que Corus possédait une valeur rattachée au nom POWER à Edmonton; (ii) qu’il y avait eu confusion et perte du caractère distinctif causé par les activités de Harvard.  Dans sa conclusion, la Cour s’est appuyée sur la preuve selon laquelle : (i) Harvard avait choisi le nom POWER en raison de la valeur de la marque POWER 92; (ii) les employés de Harvard connaissaient la réputation du nom POWER dans le secteur radiophonique d’Edmonton; (iii) Harvard avait présumé que les auditeurs des années 1990 à 2000 se souviendraient probablement de la station POWER 92; (iv) Harvard avait « aimé », « gazouillé » ou « retransmis » des messages publiés par les auditeurs qui avaient fait le lien entre POWER 92 et POWER 107.

En ce qui concerne l’analyse de la prépondérance des inconvénients, la Cour a reconnu que Corus avait laissé expirer l’enregistrement de sa marque POWER 92 et qu'elle ne l'avait pas utilisée depuis 2004.  La Cour a également reconnu que le coût de conformité à l’injonction serait considérable pour Harvard.  Toutefois, elle a soutenu que la prépondérance des inconvénients favorisait la délivrance de l’injonction.  À cet égard, la Cour a constaté que Harvard avait l’intention de s’en remettre à la valeur résiduelle du nom POWER 92.  Entre autres preuves, Harvard avait confirmé qu’elle :

  • avait prévu que les auditeurs des années 90 et 2000 se souviendraient de POWER 92;
  • avait conçu le logo de POWER 107 alors qu’elle connaissait parfaitement l’aspect du logo de POWER 92;
  • avait fait des demandes au registre des marques de commerce et soupesé les risques liés à l’utilisation du nom POWER et du logo POWER 107;
  • avait admis que ses publicités pour la station POWER 107 invitaient les auditeurs à se souvenir de la station POWER 92;
  • avait fait des liens entre POWER 92 et POWER 107 dans ses publicités et ses commentaires en onde et, à cette fin, avait « aimé », « partagé » et « retransmis » les commentaires des auditeurs qui avaient fait le lien entre les stations.

Par conséquent, la Cour a accordé l’injonction.

Principales conclusions

Cette affaire est un rappel utile du fait que les tribunaux canadiens sont prêts à accorder une injonction interlocutoire en présence d’une preuve suffisante de dommage irréparable.  En effet, les injonctions interlocutoires ont connu une résurgence dans des instances où il n’y avait pas eu contrefaçon de la propriété intellectuelle, en particulier dans des cas où le défendeur avait pris part aux activités litigieuses alors qu’il connaissait déjà les droits du demandeur (voir par exemple :  Sleep Country Canada Inc. c. Sears Canada Inc., 2017 CF 148; Arysta Lifescience North America, LLC c. Agracity Crop & Nutrition Ltd., 2019 CF 530; HTS Engineering Ltd. v. Marwah, 2019 ONSC 6351).

En outre, cette affaire met également en évidence que la valeur résiduelle susceptible de faire l’objet d’une protection juridique pourrait continuer d’exister longtemps après que le propriétaire de la marque a cessé d’utiliser la marque.  Par conséquent, il faut faire preuve de prudence lorsqu’on adopte une marque identique ou similaire à une marque qui a déjà été utilisée par un concurrent, même si la marque n’a pas été utilisée pendant de nombreuses années.

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