Le 1er novembre dernier, l'honorable Sophie Bourque de la Cour supérieure du Québec a rendu une décision d'une incidence majeure en droit des Autochtones dans l'affaire R. c. Montour. Ce jugement marque un profond changement de paradigme dans la façon de concevoir les rapports entre la Couronne et les peuples autochtones et vient bouleverser l'ordre constitutionnel canadien.

Notre équipe vous propose un aperçu de quelques questions d'importance abordées dans ce jugement.

Aperçu

M. White et M. Montour, tous deux membres de la Nation Mohawk de Kahnawà:ke, (les « Accusés-Demandeurs ») ont été accusés en vertu de la Loi de 2001 sur l'accise1 (la « Loi ») pour avoir fait défaut de payer des taxes sur de grandes quantités de tabac importées des États-Unis et ont subi un procès devant jury.

À la suite du verdict de culpabilité prononcé à l'encontre de M. White par le jury en mai 2019 concernant plusieurs chefs d'accusation, la Cour devait se pencher sur les questions constitutionnelles qui avaient été auparavant soumises par les Accusés-Demandeurs et qui ne devaient être tranchées que s'ils étaient jugés coupables.

Au soutien de leur avis de questions constitutionnelles et de leur requête en arrêt des procédures, les Accusés-Demandeurs allèguent que ces actes d'accusation et la poursuite qui en découle portent atteinte de façon injustifiée à leurs droits constitutionnels, à leurs droits inhérents et à leurs droits internationaux. En se fondant notamment sur les traités de libre-échange, la protection des droits ancestraux prévue à l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 19822 (la « LC 1982 »), et la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (la « DNUDPA »), les Accusés-Demandeurs invoquent le droit non éteint de libre-échange de la Nation Mohawk, incluant celui de faire le commerce du tabac libre de toute taxation, ainsi que le droit de déterminer et de poursuivre librement leur développement économique qui s'étend à ce droit de libre-échange.

Ils allèguent ainsi que les dix traités négociés entre 1664 et 1760 entre les Haudenosaunee3 et les Britanniques, lesquels formaient un « méta-traité » global unissant les parties, appelé la « Chaîne d'alliance », garantissent le droit des Mohawks de faire le commerce du tabac et de discuter de tout enjeu y étant relié avec la Couronne. Les Accusés-Demandeurs demandent par conséquent un arrêt permanent des procédures. Ainsi, la Cour est appelée, de façon inédite, à statuer sur une demande qui, si elle est accordée, est susceptible de renverser le verdict rendu par un jury déjà libéré.

Après avoir procédé à une étude exhaustive de la perspective autochtone qui est, selon la Cour, essentielle à la compréhension de cette affaire et qui s'inscrit dans le cadre de la responsabilité des tribunaux de participer à la réconciliation avec les peuples autochtones, la juge Bourque donne raison aux Accusés-Demandeurs, tant sur la question des droits issus de traités que sur celle des droits ancestraux.

La juge Bourque conclut ainsi que les Accusés-Demandeurs bénéficient de droits protégés issus du traité que constitue la Chaîne d'alliance, soit le droit au commerce du tabac et le droit à une procédure de résolution des conflits s'inscrivant dans la tradition juridique des Haudenosaunee. En outre, elle statue que leur participation à l'industrie du commerce du tabac de Kahnawà :ke est protégée par le droit ancestral générique des peuples autochtones de poursuivre librement leur développement économique. Selon elle, ces droits ont été violés de façon injustifiée, notamment parce que la Couronne n'a jamais consulté les Mohawks dans le cadre de l'élaboration de la Loi. Elle accueille ainsi les arguments des Accusés-Demandeurs, déclare l'article 42 de la Loi constitutionnellement inapplicable et inopérant à l'égard des Accusés-Demandeurs et ordonne l'arrêt permanent des procédures à leur endroit.

Les droits ancestraux

Le statut de la DNUDPA en droit canadien

La décision de la juge Bourque apporte un éclairage attendu sur le statut de la DNUDPA en droit canadien, considérant notamment l'adoption par le Canada en 2021 de la Loi sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (la « Loi sur la DNUDPA »). La jurisprudence demeure relativement mince quant au poids interprétatif que peut avoir la DNUDPA en droit canadien4. Les remarques de la juge Bourque, formulées à la suite d'une étude détaillée de l'historique de l'adoption de la DNUDPA aux niveaux international et national, alimenteront certainement les réflexions à ce sujet. Notons, entre autres, les éléments suivants.

Même si la présomption de conformité en matière d'interprétation législative ne s'applique qu'à des instruments internationaux ratifiés, la juge Bourque considère, à l'instar de la Cour d'appel dans le Renvoi sur C-925, que la DNUDPA, bien que n'imposant pas d'obligations au Canada, demeure une source d'interprétation du droit canadien en ce qu'elle est un instrument international universel en matière de droits humains qui a été mis en Suvre en droit canadien par l'adoption de la Loi sur la DNUDPA.

La juge Bourque ajoute que malgré l'absence de ratification de la DNUDPA, celle-ci fut adoptée par résolution presque unanime de l'Assemblée générale, le plus haut organe décisionnel des Nations-Unies, ce qui ne devrait pas, en son sens, être sous-estimé. Par ailleurs, la juge souligne, quant à l'absence de ratification de la DNUDPA, que « [t]he choice of a "non-binding" instrument over a binding one might very well be "to garner greater state buy-in" »6, citant ainsi l'auteure de Breathing Life into Our Living Tree and Strengthening Our Constitutional Roots: The Promise of the United Nations Declaration on the Rights of Indigenous Peoples Act, la Professeure Naiomi Mettalic.

Enfin, la Cour considère que le contenu de la Loi sur la DNUDPA démontre que la DNUDPA est un outil interprétatif en droit canadien qui a la valeur d'un instrument international contraignant puisque (i) le préambule indique que la DNUDPA est une source d'interprétation en droit canadien; (ii) l'article 2(3) prévoit que rien dans la loi ne doit être interprété comme retardant son application en droit canadien; et (iii) l'article 4(a) stipule qu'un des objectifs de la loi est d'affirmer que la DNUDPA est un instrument international universel en matière de droits humains qui s'applique au droit canadien.

La règle du stare decisis et la décision d'écarter l'arrêt Van der Peet

La juge Bourque ébranle les colonnes du temple en remisant l'arrêt Van der Peet et en lui substituant, après près de 30 ans, un tout nouveau test7. Elle écarte ainsi la règle du stare decisis vertical, qui implique qu'une cour est liée par les décisions de cours hiérarchiquement supérieures, jugeant que les deux critères pour ce faire sont remplis, soit une nouvelle question de droit et une modification importante de la situation ou de la preuve8 :

Nouvelle question de droit : de l'avis de la juge Bourque, le soutien sans réserve du Canada à la DNUDPA et l'adoption de la Loi sur la DNUDPA soulèvent une nouvelle question de droit, soit de savoir si la présomption de conformité du droit canadien avec les instruments internationaux ratifiés par le Canada s'applique lorsqu'il est question de l'interprétation de l'étendue de la protection de l'article 35 LC 1982 à la lumière des droits reconnus par la DNUDPA.

Modification importante de la situation ou de la preuve : la juge Bourque affirme que le contexte et les paramètres du débat ont fondamentalement changé depuis l'arrêt Van der Peet, alors que la société canadienne a profondément évolué depuis les grandes commissions d'enquête sur les peuples autochtones et sur l'importance d'une véritable réconciliation. La question à se poser dans le cadre de l'élaboration du test applicable sous l'article 35 LC 1982 n'est plus, ou du moins plus seulement, de savoir comment concilier les revendications des droits des Autochtones avec la souveraineté de la Couronne, mais aussi et surtout de savoir comment réconcilier les intérêts de nations souveraines.

Le jugement marque ainsi un changement important dans la façon de nommer le contexte dans lequel s'inscrivent les revendications autochtones et établit que la réconciliation signifie aujourd'hui d'entretenir une relation respectueuse entre deux peuples souverains.

Un nouveau test pour déterminer s'il existe un droit ancestral protégé par l'article 35 LC 1982

La juge Bourque situe sans ambiguïté la notion de réconciliation au centre de son analyse et de l'élaboration d'un nouveau test pour déterminer s'il existe un droit ancestral protégé par l'article 35 LC 1982. Désirant également répondre aux nombreuses critiques formulées à l'égard du test de Van der Peet (par exemple : impossibilité de déconstruire une culture pour déterminer ce qui en fait partie intégrante plutôt qu'accessoire; cristallisation des droits des Autochtones dans un passé précolonisation; inhabilité du test à reconnaître des droits économiques ou politiques dans leur expression moderne), la juge Bourque propose le nouveau test suivant :

  1. Le tribunal doit tout d'abord identifier le droit collectif invoqué par le demandeur;
  2. Le demandeur doit ensuite démontrer que ce droit est protégé par son système juridique traditionnel;
  3. Le demandeur doit finalement démontrer que l'activité ou la pratique en cause est un exercice du droit qu'il invoque.

On notera que l'analyse est ainsi recentrée sur la reconnaissance et la protection de droits plutôt que sur divers exercices spécifiques de ces droits. Il sera intéressant de suivre ce que les développements jurisprudentiels réserveront à ce nouveau test. Le test proposé par la juge Bourque répond à certaines critiques du test de Van der Peet. Par exemple, il est davantage conforme à l'esprit de la Charte canadienne des droits et libertés et à la fonction du pouvoir judiciaire, en ce qu'il se concentre sur la protection de droits formulés de façon générale plutôt que sur certaines manifestations spécifiques de certains droits. En outre, il écarte la notion de contact avec les Européens et élimine ainsi l'eurocentrisme du test précédent et les stéréotypes qui accompagnaient souvent la nécessité d'une preuve de pratiques précontact.

La reconnaissance du droit de poursuivre le développement économique comme droit ancestral générique

La Cour a reconnu que les pratiques des Accusés-Demandeurs étaient protégées par le droit ancestral générique des peuples autochtones de poursuivre librement leur développement économique. Selon la Cour, le droit au développement économique est un droit générique par son universalité et son caractère uniforme, s'étendant à tous les peuples autochtones du Canada et étant intimement lié à leur survie et à leur dignité. Notons qu'en ce qui a trait à l'application du deuxième critère du test, la juge Bourque souligne qu'il existe une forte présomption qu'un droit générique est protégé par le système juridique traditionnel du groupe autochtone en cause.

Il s'agit de la première décision au Canada qui reconnaît que tous les peuples autochtones ont un droit constitutionnellement protégé de poursuivre leur développement économique comme composante de leur droit à l'autodétermination. Comme le souligne la juge Bourque, sans ce droit, les sociétés autochtones sont menacées, car elles seront privées de la possibilité de prospérer. Selon la juge Bourque, une multitude de droits essentiels à la survie des peuples autochtones au Canada dépendent en outre de la capacité et du droit d'un groupe de poursuivre son développement économique, tels que le droit d'établir et de contrôler un système d'éducation ou encore le droit d'établir des médias autochtones. Reconnaître que les peuples autochtones jouissent d'un tel droit, comme tout autre peuple, s'inscrit là aussi dans une volonté maintes fois réitérée par la juge de réconciliation avec les peuples autochtones.

Conclusion

Le caractère innovateur du jugement suscitant dès sa publication de nombreuses questions au sein de la communauté juridique, il n'est pas étonnant qu'il fasse maintenant l'objet d'un appel.

Dans un prochain billet, notre équipe se penchera sur l'analyse que fait la juge Bourque, dans R. c. Montour, des droits issus de traités invoqués par les Accusés-Demandeurs.

Footnotes

1. L.C. 2002, c. 22

2. Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11.

3. Les Haudenosaunee sont la grande famille iroquoise composée de six nations : les Mohawks, les Oneida, les Onondaga, les Cayuga, les Seneca et les Tuscarora.

4. Voir notamment le Renvoi à la Cour d'appel du Québec relatif à la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, 2022 QCCA 185 (appel de plein droit à la CSC, 14-03-2022, no 40061), Westley v. Alberta, 2022 ABKB 713 et AltaLink Management Ltd v. Alberta (Utilities Commission), 2021 ABCA 342.

5. Renvoi à la Cour d'appel du Québec relatif à la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, 2022 QCCA 185 (appel de plein droit à la CSC, 14-03-2022, no 40061).

6. 2023 QCCS 4154, par. 1178.

7. Le test établi dans Van der Peet comportait trois étapes : i) déterminer la nature exacte du droit ancestral revendiqué; ii) déterminer si le demandeur a établi l'existence de la pratique, tradition ou coutume pré-contact en question et le fait que cette pratique, tradition ou coutume faisait partie intégrante de la culture distinctive de la société avant son contact avec les Européens; et iii) déterminer si le droit contemporain revendiqué est manifestement lié à la pratique pré-contact et raisonnablement considéré comme le prolongement de cette pratique.

8. Voir les arrêts Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5 et R. c. Comeau, 2018 CSC 15.

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