Le 30 mai 2023, le Bureau de la concurrence (le « Bureau ») a publié une version définitive des lignes directrices (les « Lignes directrices  ») sur l'application des nouvelles infractions criminelles aux termes du paragraphe 45(1.1) de la Loi sur la concurrence  (la « Loi  »). Ces Lignes directrices révisent le projet de lignes directrices (le « Projet de lignes directrices  ») dont nous avons discuté en détail  plus tôt cette année.

Les nouvelles infractions ont été adoptées le 23 juin 2022 et entreront en vigueur le 23 juin 2023. Une fois en vigueur, elles criminaliseront les accords entre employeurs non affiliés visant : 1) à fixer les salaires, les traitements ou les autres conditions d'emploi; 2) à s'abstenir de solliciter ou d'embaucher les employés de l'autre employeur. Les Lignes directrices apportent quelques éclaircissements supplémentaires par rapport au Projet de lignes directrices, même si des incertitudes subsistent.

Cadre de base

Notre publication antérieure  décrit de façon approfondie ce nouveau régime criminel d'importance pour certains types de contrats d'emploi. Les principales dispositions sont les paragraphes 45(1.1) et 45(4). Le paragraphe 45(1.1) criminalise deux catégories d'accords entre employeurs non affiliés :

  • les accords pour fixer, maintenir, réduire ou contrôler les salaires, les traitements ou les conditions d'emploi (alinéa 45(1.1)a)); et
  • les accords pour ne pas solliciter ou embaucher les employés de l'autre employeur (alinéa 45(1.1)b)).

Le Bureau note que l'emploi des mots « les employés de l'autre employeur » à l'alinéa 45(1.1)b) signifie que seules les clauses de non-débauchage réciproques seront visées  à l'alinéa 45(1.1)b). En d'autres termes, cette nouvelle infraction ne s'applique pas aux clauses de non-débauchage unilatérales.

La principale défense pouvant être soulevée à l'encontre du paragraphe 45(1.1) est la défense fondée sur les restrictions accessoires (paragraphe 45(4)), qui permet à l'accusé d'éviter la responsabilité criminelle lorsqu'il peut être établi, selon la prépondérance des probabilités :

  • que l'accord en cause (c.-à-d., une clause de fixation des salaires ou de non-débauchage) est accessoire à un accord légitime plus large ou distinct entre les parties; et
  • que la disposition de fixation des salaires ou de non-débauchage est liée et raisonnablement nécessaire pour donner effet à l'accord légitime plus large.

Des directives plus élaborées

Les Lignes directrices, qui sont le fruit d'une consultation du Bureau avec les parties prenantes, s'appuient sur le Projet de lignes directrices dans cinq domaines clés :

  • Plus de détails concernant les comportements continus. Les Lignes directrices donnent un meilleur aperçu de la position du Bureau selon laquelle, bien que le paragraphe 45(1.1) s'applique aux accords conclus entre employeurs à compter du 23 juin 2023, il visera également les comportements qui « réaffirment ou mettent en œuvre » des accords conclus avant cette date. Le Bureau souligne toutefois que la réaffirmation d'un tel accord nécessiterait de nouveaux comportements de la part d'au moins deux parties pour qu'il « conclue au consensus requis ou à une “rencontre des volontés”». Bien que le Bureau invite les employeurs à mettre à jour leurs accords préexistants, il s'agit là d'un ajout bienvenu qui, à notre avis, permet de conforter les entreprises à l'effet qu'elles n'ont pas à renégocier tous leurs accords légitimes antérieurs comprenant des clauses de non-sollicitation réciproques afin de se conformer au nouveau régime (mais la conduite exercée aux termes de ces accords devra maintenant être conforme à cette nouvelle disposition relative aux contrats d'emploi).
  • Des détails additionnels sur la notion d'« employé » . Le Bureau a ajouté une analyse supplémentaire qui suggère fortement que les entrepreneurs indépendants pourraient ne pas être visés par le paragraphe 45(1.1). Un scénario hypothétique (exemple 3) se rapporte à une agence qui place temporairement des travailleurs spécialisés dans une autre entreprise en vertu d'une entente de services. Pour déterminer si une clause de non-sollicitation entre l'agence et l'entreprise d'accueil vise des « employés », le Bureau note qu'il « examinerait la relation entre les travailleurs et employeurs afin d'établir si une relation employeur-employé existe ». Le Bureau explique que cet exercice nécessiterait l'examen des lois provinciales et fédérales applicables. Néanmoins, le Bureau conclut par une observation selon laquelle des entrepreneurs indépendants pourraient ne pas être des employés aux fins du paragraphe 45(1.1), en notant toutefois que « si un employeur agit avec un entrepreneur indépendant comme si c'était un employé, le contrat commercial entre eux pourrait se transformer  en une relation d'emploi » [notre soulignement].
  • Une plus grande quiétude pour ce qui est des conventions de fusion Selon le Projet de lignes directrices, étant donné que les clauses de non-sollicitation jouent généralement un rôle important dans les conventions visant l'achat d'une entreprise, le Bureau, dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire en matière d'application de la loi, « n'évaluera généralement pas les clauses de fixation des salaires ou de non-débauchage qui sont accessoires aux transactions de fusion, aux coentreprises ou aux alliances stratégiques en vertu du volet pénal ». Dans les Lignes directrices, le Bureau va plus loin en reconnaissant « le rôle que ces types de restrictions peuvent jouer dans certains arrangements commerciaux, par exemple, les accords de franchise et certaines relations liant un fournisseur de service et un client, tels que les contrats de services informatiques ou de dotation de personnel » [nous soulignons]. Cela étant dit, le Bureau se réserve le droit de commencer une enquête criminelle « lorsque ces clauses sont clairement plus larges qu'il est nécessaire en ce qui concerne la durée, les employés couverts, ou lorsque l'accord ou l'arrangement commercial est un subterfuge ». Malheureusement, les Lignes directrices ne donnent aucune orientation quant à la durée appropriée d'une clause de non-débauchage réciproque ni quant aux employés auxquels elle s'applique. À noter que lorsque le Bureau estime que la portée d'un accord de non-débauchage réciproque est raisonnable, il conserve la possibilité de réviser l'accord en vertu de la disposition sur les accords civils de la Loi sur la concurrence  (art. 90.1).
  • Plus de détails pour les systèmes de franchise. Afin d'offrir une certaine quiétude aux franchisés et aux franchiseurs, le Bureau a retravaillé l'exemple 4 dans ses Lignes directrices. L'exemple démontre maintenant clairement qu'en l'absence d'une entente explicite entre les franchisés, « la simple connaissance par le franchisé des contrats de franchise standard parallèles qui comprennent des restrictions de non-débauchage ne soulèvera pas habituellement de préoccupations relatives au paragraphe 45(1.1) ». Il précise également comment un contrat entre franchisés visant à récupérer les coûts de formation liés aux employés « débauché[s] » ne serait généralement pas considéré comme étant problématique en vertu du paragraphe 45(1.1) « si la compensation est raisonnablement liée aux coûts de formation engagés et ne désavantage pas les employés par rapport aux candidats externes ».
  • Les priorités du Bureau en matière d'application de la loi tiendront compte du marché du travail. Le paragraphe 45(1.1) n'exige pas explicitement des employeurs qu'ils participent au même marché du travail pour que leurs accords engagent leur responsabilité criminelle. Toutefois, le Bureau souligne que, en ce qui concerne l'application de la Loi, il accordera la priorité aux accords qui visent les employeurs présents dans le même marché du travail.

Des problèmes subsistent

Même si les Lignes directrices remédient à certaines incertitudes non traitées par le Projet de lignes directrices, d'importantes questions demeurent. Par exemple, bien que la défense fondée sur les restrictions accessoires soit censée jouer un rôle important dans la justification des accords de non-sollicitation, le Bureau n'aborde pas la question d'une clause de non-sollicitation réciproque d'une durée allant au-delà de la fin de l'accord contractuel légitime plus large. Dans l'exemple 3, qui traite d'une clause de non-débauchage réciproque, la clause expire en même temps que l'accord plus large. En choisissant d'adopter une attitude prudente, le Bureau utilise plutôt cet exemple pour souligner qu'il « pourrait prendre des mesures d'application de la loi si la restriction outrepasse clairement ce qui est nécessaire ».

En outre, contrairement aux directives des agences antitrust américaines, le Bureau n'a pas inclus de lignes directrices spécifiques concernant l'évaluation comparative des ressources humaines et l'échange d'information. Les directives américaines traitent explicitement de cette pratique courante.1 Le Bureau invite plutôt les employeurs à se reporter à ses directives générales sur l'échange d'information figurant dans ses Lignes directrices sur la collaboration entre concurrents  et à ses directives figurant dans Les associations commerciales et la Loi sur la concurrence.

Comme nous l'avons souligné dans notre précédent bulletin plus détaillé,  les nouvelles infractions par les employeurs aux termes du paragraphe 45(1.1) constituent, à notre avis, le régime antitrust le plus rigoureux au monde en matière de fixation des salaires et de non-débauchage. Les responsabilités éventuelles liées à ces infractions sont considérables : des peines d'emprisonnement pouvant aller jusqu'à 14 ans pour les personnes en cause, des amendes importantes pour les entreprises, sans limite prévue par la loi (mais plutôt « à la discrétion du tribunal »), des réclamations en dommages-intérêts civils (y compris au moyen d'actions collectives), des atteintes à la réputation et d'éventuelles radiations de sociétés ouvertes. Il est important de noter que toute personne physique ou morale qui a connaissance d'accords ou de comportements contraires à la nouvelle infraction criminelle peut bénéficier, en échange de sa pleine collaboration, des Programmes d'immunité et de clémence  du Bureau. Cet outil pourrait permettre au Bureau de détecter les « restrictions pures et simples » problématiques. Le Bureau met actuellement à jour son programme d'immunité pour tenir compte de l'ajout de l'infraction relative aux contrats d'emploi.

Compte tenu de ces graves conséquences, tous les employeurs canadiens seraient bien avisés d'examiner l'incidence des nouvelles dispositions sur leur entreprise, notamment : évaluer les clauses relatives à l'emploi dans leurs ententes commerciales standard, examiner leurs politiques en matière de ressources humaines (y compris les exercices d'évaluation des salaires) et mettre à jour leurs programmes de conformité antitrust.

Footnote

1. Department of Justice Antitrust Division, Antitrust Guidance For Human Resource Professionals, octobre 2016, en ligne à l'adresse https://www.justice.gov/atr/file/903511/download.

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