La Cour suprême du Canada étend le droit d'intenter une poursuite en vertu de l'article 36 de la Loi sur la concurrence aux acheteurs sous parapluie qui ont acheté des produits de fabricants qui n'auraient pas participé à un complot de fixation des prix.

Le 20 septembre 2019, la Cour suprême du Canada a publié sa première décision dans le cadre de l'action collective sur la fixation des prix intentée en vertu de l'article 36 de la Loi sur la concurrence (ci-après, la « Loi ») depuis la décision de principe qu'elle a prononcée dans la trilogie Microsoft en 2013. L'article 36 de la Loi accorde un droit d'action à toute « personne qui a subi une perte ou des dommages par suite » d'un comportement allant à l'encontre d'une disposition de la partie VI de la Loi, qui, entre autres, interdit aux concurrents de conclure des accords de fixation du prix des produits qu'ils fabriquent et vendent. Au cours de la dernière décennie, les actions intentées en vertu de l'article 36 de la Loi ont été parmi les actions collectives les plus largement et vigoureusement contestées au Canada, soulevant un certain nombre de questions juridiques très litigieuses que la Cour suprême a désormais traitées dans sa décision Godfrey.

Contexte – Trilogie Microsoft

Dans la trilogie Microsoft, il a été demandé à la Cour de décider si l'article 36 de la Loi conférait une cause d'action aux acheteurs indirects d'un produit dont le prix a été fixé, soit les acheteurs qui n'avaient pas acheté le produit directement auprès du défendeur, mais auprès d'un distributeur, d'un détaillant ou d'une autre entité situés à un ou plusieurs niveaux sous la chaîne de distribution du produit du défendeur. La Cour a établi dans Microsoft que les acheteurs indirects ont une cause d'action fondée sur l'article 36, mais a reconnu que dans le cadre de sa poursuite, « l'acheteur indirect qui intente une action contracte volontairement l'obligation d'établir qu'il a subi une perte » découlant de la fixation des prix alléguée, ce qui l'oblige à accomplir la tâche « d'autant plus ardu[e] » de retracer le parcours de la majoration du prix alléguée par l'entremise de nombreuses parties dans la chaîne de distribution au moyen d'une preuve économique complexe. Comme le fardeau de présentation du demandeur qui cherche à établir la preuve de la perte est une question commune au groupe proposé, la Cour suprême a affirmé dans Microsoft que le rôle de l'expert des demanderesses à l'étape de l'autorisation était de présenter une méthodologie économique « suffisamment valable ou acceptable » pour « offrir une possibilité réaliste d'établir la perte à l'échelle du groupe, de sorte que, si la majoration est établie à l'issue de l'examen des questions communes au procès, un moyen permette de démontrer qu'elle est commune aux membres du groupe (c.-à-d. que le transfert a eu lieu). »

Décision Godfrey

Dans l'affaire Godfrey, un recours a été intenté contre des fabricants de lecteurs de disques optiques (LDO) qui servent à lire ou à enregistrer des données sur un disque optique et se retrouvent dans un certain nombre de produits électroniques (les produits munis de LDO). Le recours a été intenté au nom de tous les résidents de la Colombie-Britannique qui ont acheté un LDO ou un produit muni de LDO entre le 1er janvier 2004 et le 1er janvier 2010. Dans l'appel interjeté contre la décision Godfrey, il a été demandé à la Cour suprême d'établir si le droit d'action privé conféré par l'article 36 de la Loi visait non seulement les acheteurs directs et indirects des produits des défenderesses, mais s'étendait aussi aux acheteurs dits « sous parapluie », qui ont acheté des LDO ou des produits munis de LDO (directement ou indirectement) auprès de fabricants qui n'auraient pas participé au complot de fixation des prix. La théorie d'extension de la responsabilité des défenderesses aux demandeurs qui n'ont même pas acheté les produits des défenderesses veut que les activités anticoncurrentielles de cartel des défenderesses « créent un « parapluie » ou une « ombrelle » de prix supraconcurrentiels qui provoque une hausse des prix [sur ces produits] chez les fabricants ne faisant pas partie du cartel ». Or, comme il a été dit par la Cour dans sa décision Godfrey, « la marée monte également pour tous les bateaux. »

Acheteurs sous parapluie

Dans l'arrêt Godfrey, la Cour suprême a établi que les acheteurs sous parapluie ont effectivement une cause d'action fondée sur l'article 36 de la Loi. La Cour a conclu que le libellé de cette disposition « a pour effet d'habiliter à intenter un recours tout demandeur capable de démontrer que la perte ou le dommage a été subi en raison du comportement du défendeur ». Elle a également conclu que l'extension du droit de poursuite accordé aux acheteurs sous parapluie était compatible avec deux objectifs importants de la Loi : la dissuasion des comportements anticoncurrentiels et l'indemnisation des victimes de ces comportements. La Cour a rejeté les arguments des défenderesses voulant que le fait d'autoriser les acheteurs sous parapluie à intenter une poursuite les exposerait de manière inacceptable à une responsabilité indéterminée pour perte économique. La Cour, qui laisse en suspens la question de savoir si la responsabilité indéterminée pourrait être un facteur pertinent en vue de déterminer la portée de l'article 36 de la Loi dans d'autres affaires, a conclu à l'impossibilité d'établir pareille responsabilité relativement aux faits en cause dans Godfrey, car la responsabilité y est limitée par : a) la durée de la période visée par l'action collective, b) les types de produits munis de LDO en cause, c) l'obligation imposée par l'article 36 selon laquelle les acheteurs sous parapluie doivent prouver qu'ils ont subi une perte ou des dommages « par suite » de la fixation du prix des LDO par les défenderesses afin d'établir la responsabilité. Ce raisonnement met en évidence que la preuve de la perte découlant du complot allégué demeure au cSur des affaires liées à la fixation des prix au Canada.

Dans Godfrey, il a également été demandé à la Cour suprême du Canada de réexaminer la question des éléments à présenter par les demandeurs à l'étape de l'autorisation afin d'apporter la preuve cruciale que la perte constitue une question commune au recours en matière de fixation des prix du groupe projeté. Cette question est celle qui a été la plus vivement débattue et vigoureusement contestée depuis l'arrêt Microsoft. Le demandeur a soutenu qu'il suffisait à l'expert de l'autorisation d'offrir une méthode valable permettant de démontrer le transfert opéré au « niveau de l'acheteur indirect » dans le groupe, sans avoir à fournir de méthode destinée à montrer au procès que tous les membres du groupe ont subi un préjudice ou à identifier chacun des membres du groupe qui a subi ou n'a pas subi de perte ou de dommages attribuables à la fixation des prix. Selon les prétentions des défenderesses, une méthode permettant d'identifier les membres du groupe qui avaient ou n'avaient pas subi de préjudice attribuable à la fixation des prix était exactement ce qui avait été préconisé par l'arrêt Microsoft dans la mesure où, comme il avait aussi été reconnu dans Microsoft, la perte ou le dommage constitue un élément de responsabilité essentiel dans le cadre des actions fondées sur l'article 36 de la Loi. Par conséquent, aucun membre du groupe n'avait été autorisé à obtenir une indemnisation du défendeur sans avoir d'abord établi au procès qu'il avait subi une perte réelle découlant de la fixation des prix alléguée.

Preuve du préjudice

Dans l'arrêt Godfrey, la Cour est en accord avec les défenderesses à propos des éléments que les membres du groupe devront prouver au procès, mais elle se range du côté du demandeur à propos de l'obligation de fournir une méthodologie économique à l'étape de l'autorisation afin d'établir que la preuve de la perte constitue une question commune. La Cour a affirmé dans l'arrêt Godfrey que dans Microsoft, elle « n'aurait pas pu dire plus clairement » que les dispositions sur les dommages-intérêts globaux dans la législation sur les actions collectives, qui sont de nature procédurale seulement, ne peuvent servir à esquiver l'obligation de fond selon laquelle chacun des membres du groupe doit établir qu'il a subi un préjudice afin d'être indemnisé par les défendeurs. La Cour suprême a par conséquent jugé « incompatibles avec [sa] jurisprudence », la position selon laquelle les dispositions sur les dommages-intérêts globaux permettent d'attribuer pareils dommages-intérêts aux membres du groupe qui n'ont subi aucune perte. La Cour suprême a souligné qu'afin que les membres du groupe participent à l'octroi des dommages-intérêts, le juge du procès doit être convaincu que « chacun d'eux a réellement subi une perte ».

La Cour suprême a reconnu dans Godfrey qu'afin de formuler une question commune relativement à la preuve de la perte à l'étape de l'autorisation, il faut avoir « une méthode valable pour établir que la perte a été transférée » à un ou à plusieurs acheteurs, à savoir des « demandeurs du niveau de l'acheteur ». Selon le raisonnement de la Cour, une méthode montrant que la perte « a été transférée aux acheteurs du niveau requis fera progresser les réclamations de tous les acheteurs de ce niveau », même si elle n'est pas suffisante pour rendre une décision en matière de fixation des prix en faveur de tous les membres du groupe ou de l'un de ses membres en particulier. Ainsi, la Cour, qui confirme l'acceptation par les tribunaux inférieurs de la méthode d'expert du demandeur présentée à l'étape de l'autorisation dans l'arrêt Godfrey, a fait observer qu'à l'issue de l'audition des questions communes à l'espèce, le juge aurait pu conclure « qu'il est impossible d'établir avec la méthode de l'expert quels membres du groupe ont subi une perte », auquel cas « des procès portant sur des questions individuelles [auraient été] nécessaires pour identifier les acheteurs envers qui » les défenderesses étaient responsables.

Autres questions résolues

Dans l'arrêt Godfrey, la Cour suprême a abordé deux autres questions juridiques d'importance pour les actions collectives en matière de concurrence au Canada. Premièrement, le sous-alinéa 36(4)a)(i) de la Loi dispose que les actions visées par l'article 36 fondées sur un comportement qui va à l'encontre d'une disposition de la partie VI se prescrivent dans les deux ans suivant « la date du comportement en question ». La Cour soutient que ce délai de prescription de deux ans est assujetti à la « règle de la possibilité de découvrir » et qu'il ne commence par conséquent à courir qu'à la date à laquelle le demandeur découvre les faits importants sur lesquels repose sa demande ou encore à la date à laquelle il les aurait découverts s'il avait fait preuve de diligence raisonnable. La Cour soutient également que les plaignants peuvent former des actions fondées sur l'article 36 pour faire valoir que le point de départ du délai de prescription prévu par la loi a été repoussé en application de la doctrine de la « dissimulation frauduleuse », report qui, selon les conclusions de la Cour, n'est pas tributaire de l'existence d'une relation spéciale entre le demandeur et le défendeur, mais plutôt de la preuve d'une conduite de nature « abusive » du défendeur.

La Cour suprême a également soutenu dans l'arrêt Godfrey que l'article 36 de la Loi n'est pas une disposition purement réparatrice qui empêche d'intenter des recours de common law ou d'equity fondés sur la fixation des prix. Par conséquent, les demandeurs à une action collective en matière de concurrence peuvent intenter des recours délictuels comme le recours pour complot illégal (et des recours de common law) fondés sur la fixation des prix alléguée, outre les recours fondés sur l'article 36.

Dans l'arrêt Godfrey, la Cour suprême du Canada a donné des directives importantes à propos des seuils applicables aux actions collectives en matière de fixation des prix au Canada, du moins à l'étape de l'autorisation. Le champ de bataille juridique est vaste et les questions toujours complexes après l'arrêt Godfrey, particulièrement à mesure que les affaires dépassent l'étape de l'autorisation. Il faut s'attendre à ce que des litiges plus musclés et des questions plus pressantes entraînent le prononcé d'autres décisions judiciaires.

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