Il y a approximativement neuf mois, le gouvernement québécois a déclaré l'état d'urgence sanitaire dans toute la province en raison de la propagation de la pandémie de la COVID-19. Depuis lors, les employeurs ont dû faire face à un nombre écrasant de règles, restrictions et directives concernant, notamment, le maintien ou la cessation de leurs activités, l'exercice de leur droit de gérance et les règles de santé et sécurité à adopter dans leur milieu de travail. Dans les derniers mois, les décisions des employeurs ont fait l'objet de plaintes, de poursuites et d'objections de la part d'employés, de syndicats et de la CNESST. Le présent billet de blogue offre un aperçu de certaines décisions récentes dans le cadre desquelles l'action ou l'inaction de l'employeur dans un contexte de santé et sécurité du travail était mise en question.

  • Poursuite pénale contre un employeur pour manquements à ses obligations en vertu de l'article 51 (5) de la LSST

CNESST c. 8653631 Canada Inc., 2020 QCCQ 6684

En mai 2020, un inspecteur de la Commission des normes, de l'équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) a visité le chantier de construction du maître d'Suvre 8653631 Canada Inc. (le « Maître d'oeuvre »), afin de vérifier s'il respectait la Loi sur la santé et la sécurité du travail (LSST). Dans le cadre de son inspection, l'inspecteur a remarqué que plusieurs directives de l'Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) concernant les mesures pour protéger les travailleurs de la COVID-19 n'étaient pas respectées. Par exemple :

  • les aires communes, telles que la salle de repas et les toilettes, n'étaient pas désinfectées deux fois par quart de travail;
  • des déchets se retrouvaient dans la poubelle servant à l'eau usée du nettoyage des mains;
  • l'eau de la poubelle n'était vidée que deux fois par quart de travail;
  • aucune poubelle ne se trouvait à proximité afin d'accueillir le papier à mains souillé;
  • dans les endroits communs, les poignées de porte utilisées n'étaient pas désinfectées deux fois par quart;
  • ni le Maître d'Suvre ni une entreprise spécialisée n'effectuait la désinfection des aires communes;
  • les questionnaires sur l'état de santé des travailleurs étaient complétés, mais personne ne les analysait;
  • le nettoyage des mains des travailleurs à l'entrée et à la sortie du chantier ne faisait l'objet d'aucun contrôle.

Dans ce contexte bien précis, l'inspecteur a jugé que les déficiences étaient telles qu'elles constituaient un danger pour la santé, la sécurité ou l'intégrité physique des travailleurs et a ordonné la fermeture du chantier en vertu de ses pouvoirs prévus à l'article 186 de la LSST1. L'inspecteur avait lui-même constaté ces déficiences et avait pris des photos lors de son inspection. L'inspecteur a également délivré un constat d'infraction, accusant le Maître d'Suvre de ne pas s'être conformé à ses obligations en vertu de l'article 51(5) de la LSST, soit « 5°  utiliser les méthodes et techniques visant à identifier, contrôler et éliminer les risques pouvant affecter la santé et la sécurité du travailleur ».

Le litige devant la Cour du Québec était relié à l'émission du constat d'infraction pour non-respect de l'article 51(5) de la LSST. La question en litige était de savoir si un employeur qui contrevient aux recommandations de l'INSPQ en exposant ses travailleurs à un risque de contamination à la COVID-19 viole l'article 51(5) de la LSST. 

La Cour du Québec a fait un bref résumé du rôle et mandat de l'INSPQ et des mesures qu'elle recommandait sur les chantiers de construction. Puis, elle en est arrivée à la conclusion que le Maître d'Suvre avait fait défaut de respecter les consignes sanitaires de l'INSPQ et que « le défaut d'appliquer les mesures de contrôle du risque d'exposition à la COVID-19 constitue une contravention à l'article 51(5) de la Loi ». La Cour du Québec a également rappelé que la LSST doit « recevoir une interprétation large et libérale, même en matière pénale, afin d'atteindre son objectif qui est "l'élimination à la source même des dangers pour la santé, la sécurité et l'intégrité physique des travailleurs" ». Elle a rappelé que le seul respect de la réglementation n'est pas suffisant dans ce contexte, qu'un employeur doit respecter les règles de l'art pour éliminer à la source le danger et qu'en vertu de l'article 51(5), il doit également « respecter les normes, le bon sens et les règles de l'art afin d'identifier, contrôler et éliminer le risque d'exposition à la COVID- 19 ». La Cour du Québec conclut en expliquant que d'après elle, les règles de l'art en la matière sont établies par l'INSPQ et qu'à ce moment de la pandémie (donc en mai 2020), « le simple bon sens commandait de suivre les recommandations qui relèvent de l'opinion de spécialistes en matière de santé publique pour éviter la propagation de la COVID-19 et réduire le risque d'exposition des travailleurs de la construction. » Elle ajoute que les recommandations de l'INSPQ n'étaient pas excessives et n'exigeaient pas l'adoption de mesures coûteuses ou abusives. En conséquent, elles devenaient impératives dans ce contexte.

La Cour du Québec a donc déclaré le Maître d'Suvre coupable de l'infraction reprochée et l'a condamné à une amende de 1 754 $ et aux frais applicables.

  • Demandes d'injonction provisoire interlocutoire et d'ordonnances de sauvegarde visant à contraindre un employeur à fournir des ÉPI et réorganiser ses méthodes de travail

Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec – Syndicat des professionnelles en soins de l'Outaouais (FIQ-SPSO) c. CISSSO, 2020 QCCS 2618

Le Syndicat demandait le 18 août 2020 à la Cour supérieure d'émettre une injonction provisoire interlocutoire pour contraindre l'employeur, un CHSLD, de fournir et rendre disponible aux salariés visés certains équipements de protection individuelle et de modifier l'organisation de travail. Toutefois, l'historique entre les parties démontrait que le Syndicat avait déjà déposé plusieurs plaintes et contestations auprès du Tribunal administratif du travail (TAT), notamment pour obtenir l'émission d'une ordonnance de sauvegarde en vertu de l'article 9 de la Loi instituant le tribunal administratif. Une date d'audience avait été fixée avec diligence par le TAT au 16 septembre 2020 et il n'était pas contesté que cette demande procéderait à cette date, à moins que les demandes en rejet déposées par les employeurs en cause étaient accueillies.

La Cour supérieure devait décider si, compte tenu du recours pendant devant le TAT, elle devrait entendre la demande d'injonction provisoire interlocutoire. Arrivant à la conclusion que la demande de sauvegarde présentée devant le TAT visait, pour l'essentiel, le même objet que l'injonction déposée devant elle, la Cour supérieure s'est dite d'avis que « la demande sous étude a pour effet dans une certaine mesure de court-circuiter un processus déjà enclenché devant le Tribunal spécialisé ». Elle a rappelé que le dossier nécessitait l'analyse d'éléments factuels que le législateur a voulu confier à des tribunaux spécialisés et, dans ces circonstances, a déterminé qu'elle ne devrait pas intervenir puisque, notamment, elle ne décelait aucune lacune dans le processus administratif et constatait que le TAT procédait avec célérité et diligence. La Cour supérieure a donc rejeté la demande du Syndicat.

PSSU-FIQP et CHSLD Vigi Reine-Élizabeth, 2020 QCTAT 3362

Plusieurs syndicats représentant du personnel infirmier, dont le Syndicat de la décision précédente, ont déposé des contestations de différents rapports d'intervention émis par la CNESST. Dans le cadre de ces contestations, les syndicats ont notamment déposé des demandes d'ordonnances de sauvegarde visant à force leurs employeurs respectifs, des CHSLD et un CISSS, à, notamment, fournir certains équipements de protection individuelle (équipements de protection respiratoire, dont le masque N95, des couvre-chaussures et une double protection oculaire) et mettre en place des mesures liées à l'organisation du travail. En contrepartie, les employeurs ont déposé une requête en rejet sommaire de ces ordonnances de sauvegarde pour motifs qu'il s'agissait de recours abusifs et dilatoires et qu'à leur face même, les recours étaient voués à l'échec, notamment au chapitre de l'urgence et de l'apparence de droit.

Le TAT a accueilli en partie la requête en rejet sommaire des requêtes pour ordonnance de sauvegarde puisque, selon le TAT, ces demandes interlocutoires étaient vouées à l'échec et en raison des intérêts de la justice qui commandaient que le débat sur le fond soit entendu rapidement.

Au niveau de l'injonction, le TAT est arrivé à la conclusion que les syndicats n'avaient pas démontré une apparence de droit d'obtenir l'équipement demandé. Il s'est exprimé ainsi au sujet des masques :

«[31] D'une part, il n'y a pas, à l'heure actuelle, l'existence d'un droit apparent à l'obligation de fournir des équipements de protection respiratoire, dont les masques N95, pour d'autres contextes que les interventions médicales générant des aérosols. Certes, le Syndicat dépose de nombreux documents laissant voir que les normes sanitaires et de protection ont évolué au fil des ans, voire au fil des mois. Or, l'évolution scientifique ou encore les modifications des directives sanitaires par les autorités publiques ne font pas en sorte qu'il existe un droit à obtenir tel ou tel équipement de protection individuelle ou encore telle ou telle mesure en matière d'organisation du travail. Dans ce contexte, il n'y donc pas de droit apparent.» 

De plus, le TAT souligne que les demandes d'ordonnances se heurtent à l'ordonnance du 8 juin 2020 intitulée « Ordonnance du directeur national de la santé publique concernant le port des équipements de protection respiratoire et oculaire », laquelle prévoit que l'utilisation des masques N95 soit réservée aux interventions médicales générant des aérosols. Le TAT ajoute que les syndicats demandent au tribunal de tenir compte du caractère d'ordre public de la LSST et des chartes et plaident qu'elles devraient avoir préséance sur l'ordonnance du directeur national de la santé publique. Or, selon le TAT, une telle analyse implique la hiérarchisation des normes en matière de santé et sécurité du travail, un exercice qui devrait faire l'objet d'une audience sur le fond et qui ne devrait pas être tranché au stade de l'ordonnance de sauvegarde. Le TAT effectue également une revue jurisprudentielle de décisions récentes similaires rendues par le TAT ou la Cour supérieure.

Les syndicats demandaient également l'accès aux lieux de travail des employeurs et l'obtention de documents relatifs aux différents systèmes de ventilation – ces demandes n'ont pas été rejetées sommairement et ont plutôt été déférées à la conférence préparatoire convoquée par le TAT en vue de préparer l'audience sur le fond.

  • Demande d'ordonnance de sauvegarde visant à forcer un employeur à permettre le télétravail

Syndicat des fonctionnaires municipaux de Québec c. Ville de Québec, 2020 CanLII 79699 (QC SAT)

Dans cette affaire, l'arbitre de griefs Jean-François La Forge était saisi d'une demande d'ordonnance de sauvegarde déposée par le Syndicat visant à forcer la Ville de Québec à permettre à ses employés de fournir une prestation de travail à distance, et donc à « favoriser le télétravail » selon ce qui était prévu aux décrets ministériels les plus récents. La demande s'appuyait notamment sur le Décret du 25 juin 2020 (no 689-2020) qui prévoyait notamment 

« QUE, lorsqu'une prestation de travail peut être rendue à distance, le télétravail à partir d'une résidence principale ou de ce qui en tient lieu soit privilégié ».

Cette demande faisait suite au passage de la région de la Capitale Nationale en zone orange et au fait que certains employés de la Ville devaient fournir une prestation de travail en présentiel.

Pour octroyer la demande de sauvegarde, l'arbitre La Forge devait examiner les critères requis pour l'émission d'une telle ordonnance, soit l'apparence de droit, le préjudice irréparable, la balance des inconvénients et l'urgence. Pour la question de l'apparence de droit, l'arbitre s'est demandé si, en exigeant une prestation de travail en présentiel à certains membres du Syndicat, la Ville exerçait son droit de gérance conformément à ses obligations en matière de santé et de sécurité du travail et aux décrets gouvernementaux récents.

L'arbitre La Forge a ultimement rejeté la demande d'ordonnance de sauvegarde principalement en raison du fait que le Syndicat n'a pas démontré un droit apparent. De plus, une décision à ce stade en résulterait en une décision qui trancherait le fond du litige, ce qui ne devrait pas se faire au niveau d'une demande d'injonction.

Notamment, l'arbitre La Forge souligne que les décrets ne modifient pas les conventions collectives et ne limitent pas le droit de gérance des employeurs. Si cela eut été l'intention législative, les décrets auraient été plus spécifiques et directifs et auraient précisé les limites imposées au droit de gérance ou délimité les balises de son exercice. Par ailleurs, l'arbitre souligne que le Décret no 689-2020 ne force pas une fermeture complète des activités exercées par la Ville, contrairement à d'autres secteurs économiques. Pour l'arbitre La Forge, l'utilisation de l'expression « privilégier » confère à l'employeur « une latitude qui entre en conflit avec le caractère expéditif d'une requête pour ordonnance de sauvegarde ». L'arbitre dénote également que le véhicule approprié pour contester l'exercice du droit de gérance n'est pas l'émission d'une demande d'ordonnance de sauvegarde, mais bien le dépôt d'un grief :

« En ce sens, le décret ne change en rien les droits de gérance ni pour ses salariés l'obligation de fournir la prestation de travail et celui-ci est toujours tenu aux mêmes obligations. L'employeur conserve donc ses droits de gérance lorsqu'il est temps de « privilégier » le télétravail. Son exercice pourra bien faire l'objet d'un grief sans nécessairement donner ouverture à une ordonnance de sauvegarde. »

Finalement, l'arbitre souligne que la Ville semble a priori se conformer aux décrets puisqu'elle a permis à environ 1 500 salariés de faire du télétravail. Il termine en expliquant qu'une crainte de contamination n'est pas suffisante pour justifier l'émission d'une ordonnance de sauvegarde:

« La crainte, même raisonnable, reliée à la Covid-19 reste une crainte subjective et ne peut justifier à elle seule un refus de travail, de se rapporter au travail ou justifier l'émission d'une ordonnance de sauvegarde. Toutes les mesures sanitaires mises en place sont pour assurer un milieu de travail sécuritaire malgré la pandémie. Il ne serait pas non plus à l'avantage de l'employeur de voir un de ses lieux de travail devenir un lieu d'éclosion. »

Conclusion

Il appert que les tribunaux fondent une très grande partie de leurs analyses sur les directives de l'INSPQ et sur le libellé des décrets et ordonnances gouvernementaux. On se rappellera que l'employeur a l'obligation générale de prendre les mesures nécessaires pour protéger la santé et assurer la sécurité et l'intégrité physique de ses travailleurs. Toutefois, le choix des mesures à adopter relève de l'employeur, tant qu'elles soient suffisantes pour assurer une protection adéquate aux travailleurs. Conséquemment, un employeur qui agit dans le cadre des recommandations de l'INSPQ se conformera a priori à ses obligations générales en matière de santé et de sécurité du travail, même si les mesures choisies ne sont pas celles exigées par les employés ou le syndicat. En contrepartie, ceux qui ignorent complètement les recommandations de l'INSPQ risquent de voir leurs établissements fermés, en tout ou en partie, et d'être passibles de poursuites pénales.

Pour plus d'informations sur les questions liées à l'emploi dans le cadre de la COVID-19, veuillez consulter notre Centre de Relance sur la COVID-19 et notre Blog McCarthy Tétrault pour les conseillers de l'employeur.  En plus, si vous êtes un employeur et avez des questions sur ce billet ou si vous avez besoin d'aide, veuillez contacter un membre de notre équipe nationale du travail et de l'emploi.

Footnote

1 Cette fermeture ne semble pas avoir fait l'objet d'une contestation.

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